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ISO 690 Jaccoud, C., Plaire, skier vite et mourir jeune : sur la vie et la mort de wladimir « spider » sabich, Les Sports Modernes, 2023/1 (Vol.1), p. 233–236. DOI: 10.33055/SPORTSMODERNES.2023.001.01.233 URL: https://libreo.ch/de/zeitschriften/les-sports-modernes/2023/les-sports-modernes-01/plaire-skier-vite-et-mourir-jeune-sur-la-vie-et-la-mort-de-wladimir-spider-sabich
MLA Jaccoud, C. Plaire, skier vite et mourir jeune : sur la vie et la mort de wladimir « spider » sabich, Les Sports Modernes, Vol. 1, no. 1, 2023, pp. 233–236.
APA Jaccoud, C. (2023), Plaire, skier vite et mourir jeune : sur la vie et la mort de wladimir « spider » sabich, Les Sports Modernes, 1, no. 1, 233–236. https://doi.org/10.33055/SPORTSMODERNES.2023.001.01.233
NLM Jaccoud, C.Plaire, skier vite et mourir jeune : sur la vie et la mort de wladimir « spider » sabich. Les Sports Modernes. 2023; 1 (1): 233–236.
DOI https://doi.org/10.33055/SPORTSMODERNES.2023.001.01.233
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Partie 2 - Repères et éclairages
1 März 2023

Plaire, skier vite et mourir jeune : sur la vie et la mort de wladimir « spider » sabich

DOI: 10.33055/SPORTSMODERNES.2023.001.01.233

Ça s’est passé peu avant 15 heures, dans un lotissement luxueux. L’individu avait un trou vers le milieu de la poitrine. On l’avait abattu sur le seuil de sa salle de bains. On était le 21 mars 1976 à Aspen, dans le Colorado. Il ne fallut pas bien longtemps au policier Baldridge et à l’agent Roy Griffith, le responsable de la sécurité du condominium du 372 North Starwood Road – les premiers sur les lieux – pour identifier celle qui tenait encore le pistolet échauffé, un vieux Lüger, presque une antiquité, et celui qui agonisait sur le carrelage.

Les premiers mots de la jeune femme furent : « Je m’appelle Claudine Longet et j’ai tué Spider. » Les premiers constats médicaux établirent que le jeune homme blond se mourait d’une hémorragie péritonéale et qu’il n’était plus temps de le sauver.

Crime passionnel ? Assassinat ? Erreur de manipulation ? Histoire de rien du tout, fait divers local, un parmi tant d’autres que les quotidiens accueillent avec la placidité que l’on accorde aux accidents domestiques, dans un pays réputé pour son encouragement à la diffusion massive des armes à feu ?

L’histoire pourrait s’arrêter là. C’est d’ailleurs le choix que fit la justice en condamnant Claudine Longet à trente jours d’emprisonnement : juste peine après tout pour ce qui fut apprécié par les juges et les avocats de la défense comme un concours de circonstances malheureux, une maladresse féminine atavique en quelque sorte. Bien qu’il ait été de notoriété publique qu’entre la scintillante jeune femme et le champion de ski aux allures de play-boy, les ailes de l’amour étaient devenues des ailes de plomb et que le long rail d’une histoire d’amour de quatre années grinçait désormais de sa musique d’étincelles et de fracas. Bien que la rumeur ait évoqué aussi le goût marqué du couple pour la cocaïne1. Bien qu’il filtrât assez vite que la préservation de la scène de crime n’avait pas vraiment été conforme avec les fondamentaux de la science forensique.

L’histoire pourrait s’arrêter là donc. Mais voilà, les protagonistes de ce mauvais roman-feuilleton sont des enfants de la Renommée que cette union a grandis encore, exposant régulièrement leur bonheur et les prouesses de l’orthodontie américaine à la devanture des magazines people. La victime, mélange de Ryan O’Neal et de Vitas Gerulaitis, est un prince des neiges, un aristocrate du slalom2. La tueuse d’un jour, fine et gracieuse comme un bâton de réglisse, est une chanteuse française à succès, ex-meneuse de revue au Tropicana Hotel de Las Vegas, épouse divorcée de l’immense crooner Andy Williams et familière de la famille Kennedy. Enfin, les faits se déroulent à Aspen, à la fois pôle magnétique du développement du ski professionnel aux États-Unis et « modern Sodom et Gomorrha », ainsi que le titrait le Daily Mirror au lendemain du procès. Station mythique en tous les cas, lancée après-guerre par une poignée de pionniers autrichiens du ski, puis régulièrement fréquentée par une bohème du cinéma et des médias ne semblant pas obsédée par la préoccupation de se conduire vertueusement et de mener une vie édifiante.

Une enquête-fiction

La rencontre de deux lumières peut-elle produire de l’obscurité, ainsi que le proposait le physicien Thomas Young, l’un des précurseurs de la théorie ondulatoire de la lumière ? Le destin avait-il programmé Wladimir Sabich et Claudine Longet à devenir les tristes héros d’une pièce du dramaturge Edward Albee ?

C’est le décor que pose Fabrice Gaignault dans son cinquième roman, paru en 2010, roman d’amour, de mort et de ski aussi dont le titre et le rapprochement qu’il propose demeurent a priori mystérieux. De quoi et pour qui cette singulière et huppée station de sports d’hiver des montagnes Rocheuses, qui s’étend le long de la Roaring Fork River, est-elle le terminus ? À dire vrai, le lecteur est promptement éclairé : Wladimir « Spider » Sabich, l’araignée des portes, le roi américain du ski à l’allure aussi stylée que les ambitions sont de ciment, est tué dans sa salle d’eau par la balle d’un pistolet manipulé par Claudine Longet, sa compagne du moment, actrice que l’on a vue chez Blake Edwards et au générique de nombreux feuilletons américains, celle dont on aime à dire qu’elle a réussi là où Edith Piaf, Line Renaud ou Liliane Montevecchi ont échoué avant elle : vendre des disques, ici mâtinés de bossa nova, au public américain. Prenant conscience de son acte, elle appelle secours et police, mais il est trop tard. Si le grand Sabich avait été blessé plus d’une fois au long de sa carrière, aux genoux, aux jambes et aux vertèbres, c’est bien son existence terrestre qui touche à sa fin ce printemps-là, fauchée par une balle de calibre 22. Dans l’année de ses trente et un ans.

Parce qu’il est question d’un meurtre, parce que Gaignault nourrit son histoire du dépouillement d’archives et d’entretiens menés auprès de divers témoins, Aspen Terminus, qui s’offre explicitement au lecteur comme un roman, présente tous les atours d’une enquête. En possède même assurément nombre des codes narratifs : une quête labyrinthique3, pleine de silhouettes désormais floues (l’entraîneur de ski Bob Beattie, l’écrivain et ex-pilote de chasse James Salter), d’énigmes et de secrets conduite par un auteur-détective dont on ne connaît aucune des coordonnées sociologiques propres à l’identifier et, encore moins, les motifs qui le conduisent à pousser des portes et à ressusciter le passé ; un skieur vedette abattu presque à bout portant par une starlette. Enfin, l’atmosphère ambiguë d’une station de ski sur laquelle tombe sans relâche une neige étouffante.

Mais cette enquête relève sans doute davantage d’une enquête-fiction que d’une investigation policière. Il n’est pas vraiment question, pour Gaignault, d’exhumer une vérité : on connaît les protagonistes, il n’y a peut-être pas eu de crime à proprement parler ; enfin l’affaire a été jugée. Reste que l’on parvient à comprendre ce qui a déraillé entre ces deux amoureux auxquels la vie semblait devoir promettre un avenir de champagne. Mais aussi en quoi Aspen, dont un informateur du romancier nous dit qu’elle était « so laissez faire and free wheeling, it was like no other place on this earth », noue inextricablement topologie et intrigue, dans cette combinaison dont parle Robert Louis Stevenson dans ses Essais sur l’art de la fiction4. Pour susciter alors jalousie, turbulences et, in fine, envies de chevrotine.

La chronique littéraire a retenu que Fabrice Gaignault est un auteur qui a installé son observatoire sur les territoires où rôdent les figures crépusculaires (celle de Rimbaud dans Éthiopie itinérances, 2006), les célébrités et la fragilité de la gloire (La Chasse à l’âme, 2004), mais aussi les icônes de la pop culture (Égéries sixties, 2006). Aspen terminus, évocation d’un fait d’hiver passionnel sur fond de chalets cossus, de soirées folles et de bars sans horaires de fermeture5, relève de cette veine narrative. Pour s’inscrire à son tour dans la continuité d’une manière de photographie des seventies, du compte rendu et de la saisie de l’âme d’une époque avec ses figures (Roman Polanski, Jack Nicholson et le journaliste gonzo Hunter S. Thompson sont des voisins), ses séductions vénéneuses et ses nonchalances, ses excès aussi et, assurément, une conception de l’éclat médiatique qui est peut-être l’une des pentes maudites d’un certain American way of life.

Par les faits tragiques qu’il raconte, par une manière de les raconter qui reste fidèle aux perspectives de la littérature, le livre de Fabrice Gaignault s’offre aux lecteurs comme une méditation aigre-douce, et éventuellement cynique, sur les zones obscures de l’âme humaine, sur la violence qui advient quand la vie belle sort de ses gonds. Sur certains escamotages de la vérité aussi, quand cette violence et les motifs qui la portent se révèlent par trop dérangeants pour la communauté environnante.

Aspen Terminus, et ce n’est pas la moindre de ses qualités, met également en circulation une part des mythes et des figures qui sont constitutifs des standards de la culture populaire : un sportif (ange blond au style éruptif) qui collectionne autant les conquêtes sportives que les conquêtes féminines ; une jet-setteuse, from Paris, faussement ingénue6 ; les arrangements de la justice (Claudine Longet, au terme du procès, épouse Ron Austin, l’avocat qui lui a été fourni par son ex-mari…) ; une ville et ses habitants qui se taisent enfin, en retenant leur souffle et en priant pour que leur réputation ne soit pas écornée.

Une socio-histoire du ski américain

Spider à moto, Spider dans son avion, Spider au volant de sa Porsche, Spider devant une maison bâtie de ses mains, le pull-over blanc de Spider7 et ses skis de marque K 2, Spider et sa belle gueule, Spider, Bill Kid et Hank Kashiwa, les compagnons des belles heures, tout sourire, partageant un même podium, Spider, le « pro skiing’s richest racer » qui gagne 200 000 dollars par saison…

Aux États-Unis, Wladimir Sabich est un homme qui a ciselé sa propre légende et qui apparaît aux foules en roi du ski, en prince des neiges. Il est tout entier un style pour tout dire : style de skieur, style d’homme, style de vie aussi8. À travers l’évocation de la vie surexposée et dramatiquement météoritique de cette star du sport américain – dont il faut rappeler que le palmarès s’est construit pour l’essentiel sur le circuit professionnel nord-américain9 –, Fabrice Gaignault fait aussi revivre un personnage, ainsi qu’un certain modèle de célébrité, qui font du ski américain des années 1970 le laboratoire d’une modernité sportive qui n’a peut-être pas son équivalent en Europe. Au point de faire passer les grands skieurs de l’arc alpin européen pour des petits garçons ou de timides montagnards aux joues rouges.

Enfin, cette exploration, toute romanesque qu’elle est, vient documenter certaines des spécificités du ski américain, et singulièrement le caractère original de la production de ses élites, portée à la fois par la filière du sport universitaire et par une pente mercantile dont Aspen a constitué l’épicentre. Spider Sabich, comme bien d’autres compétiteurs de cette époque (Bill Kidd, Jimmie Heuga, Buddie Werner, Bill Marolt…), est issu de l’équipe de ski de l’Université du Colorado à Boulder, entraînée par le mythique et charismatique Bob Beattie, véritable spiritus rector dont la mentalité rigoureuse et l’éthique du travail ont forgé une génération de champions qui offre le visage d’une manière de synthèse sportive entre la Compagnie de Jésus et le corps des Marines.

Et c’est le même Beattie qui, à la suite d’une première impulsion donnée dès 1960 par l’exskieur autrichien Friedl Pfeifer – initiateur de l’International Professional Ski Racers Association –, sera à l’origine de la création, en 1970, du World Pro Ski Tour sur lequel brilleront nombre de ses élèves, défiant la Fédération internationale de ski et le Comité international olympique sur la très sensible question de l’amateurisme et de la rétribution financière des champions.

Un roman peut-il faire histoire ? Un objet littéraire vient-il nourrir le savoir historique ou sociologique? Le plaisir du texte a-t-il vertu à fabriquer du réel, « à décrire le mondeet à donner à le penser » ?10 C’est ce qu’inspire la lecture d’Aspen Terminus dont la forme emprunte certains des protocoles et des procédures propres aux sciences sociales : une enquête sur un terrain bien circonscrit, des entretiens auprès de témoins, la consultation d’archives, une observation au long cours, la visite de lieux.

Ce faisant, ce roman nous semble s’inscrire de plain-pied au cœur de préoccupations épistémologiques et historiographiques contemporaines qui interrogent et s’interrogent sur le rôle de la littérature et de son heuristique dans sa contribution à la production des écritures du social11. Fabrice Gaignault, en faisant revivre par le détour de la fiction feu Wladimir Spider Sabich, produit mezzo voce nombre d’énoncés sociographiques (des portraits de personnages, les caractéristiques d’une ville et de ses habitants, des styles de vie…) qui documentent avec pertinence les conditions d’exercice de la pratique du ski professionnel aux États-Unis vers le milieu des années 1970, ses acteurs, ses vedettes et certains de leurs excès peut-être.

C’est bien ce rapprochement fécond entre « textes d’observation sociale et production littéraire »12 que suggère la lecture de ce court roman. Pour rappeler alors, comme nous encourage à le faire Catherine Darbo-Peschanski, « que l’historia peutêtre à la fois art (technê) et science (epistêmê) »13.

Autor

Christophe Jaccoud

Université de Neuchâtel

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