ISO 690 Tabet, X., Foucault, Beccaria et la « société punitive », Beccaria, 2016/12 (Vol.12), p. 91–115. URL: https://libreo.ch/de/zeitschriften/beccaria/2016/beccaria-ii-2016/foucault-beccaria-et-la-societe-punitive
MLA Tabet, X. Foucault, Beccaria et la « société punitive », Beccaria, Vol. 12, no. 12, 2016, pp. 91–115.
APA Tabet, X. (2016), Foucault, Beccaria et la « société punitive », Beccaria, 12, no. 12, 91–115.
NLM Tabet, X.Foucault, Beccaria et la « société punitive ». Beccaria. 2016; 12 (12): 91–115.
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Beccaria II/2016
1 März 2016

Foucault, Beccaria et la « société punitive »

Lors de la première interview où le nom de Cesare Beccaria (1738-1794) apparaît dans les Dits et écrits – dans un entretien donné à la presse tunisienne, en août 1971, intitulé : « Un problème m’intéresse depuis toujours, c’est celui du système pénal » –, Michel Foucault affirme : « Il nous faut un nouveau Beccaria1 ». À cette époque Foucault commence, de toute évidence, à lire Beccaria de près. Par la suite, l’ouvrage du philosophe milanais des Lumières, Des délits et des peines (1764), occupera une place importante dans la première partie de Surveiller et punir (1975), un livre qui reste aujourd’hui encore, à mon sens, parmi les meilleures introductions à la pensée de Beccaria.

Si l’on veut essayer de comprendre le sens de cette affirmation, quelque peu elliptique, il convient, dans un premier temps, d’évoquer la lecture que Foucault fait de Beccaria. Il ne saurait, bien entendu, être question ici d’analyser de façon détaillée et exhaustive la présence de Beccaria dans l’ensemble de l’œuvre de Foucault. Ce n’est pas, du reste, en tant que spécialiste de l’histoire du droit pénal que le philosophe français considère « l’auteur » Beccaria2. Foucault a toujours souligné le fait qu’il ne s’intéressait pas aux auteurs à proprement parler mais au « fonctionnement des énoncés ». S’il s’intéresse à Beccaria, c’est plutôt, comme je le dirai, en tant qu’expression d’un « moment »3 : un moment intermédiaire entre l’âge de « l’éclat des supplices », dans l’Ancien Régime, et celui de la « naissance de la prison », au xixe siècle. Cette présence de Beccaria n’est pas limitée à l’époque de Surveiller et punir, celle où Foucault élabore sa conception « micro-physique » du pouvoir. On la trouve dans des textes précédents, comme le cours au Collège de France de 1972-1973 sur La Société punitive , récemment publié4, ou encore dans les conférences de Rio, en 1974, « La vérité et les formes juridiques »5. C’est l’époque où Foucault « isole » le thème du pouvoir, critique l’idée, marxiste et althussérienne, selon laquelle le pouvoir serait localisé dans les appareils d’État, et débute son travail d’ontologie du pouvoir qui aboutira à Surveiller et punir . Il entreprend alors de suivre la formation de certains types de savoir à partir des matrices juridico-politiques qui leur ont donné naissance et qui leur servent de support. Se détachant de ce qu’il appellera en 1976, dans La volonté de savoir , « l’hypothèse répressive », le philosophe développe l’idée du « savoir-pouvoir » qui lui permet de revoir la notion d’idéologie. Il se démarque ainsi de l’idée que le pouvoir serait quelque chose que l’on possède, là où c’est au contraire quelque chose qui « passe, s’effectue, s’exerce ». Le pouvoir doit être analysé comme une chose qui circule ; il n’est jamais localisé ici ou là, il n’est jamais entre les mains de quelqu’un, approprié comme une richesse ou un bien. En somme le pouvoir fonctionne, s’exerce en réseau, il transite par les individus ; il n’est pas une substance, qui serait localisée dans les appareils d’État ; il ne réprime pas et n’interdit pas, mais il produit et il incite ; il produit des « domaines d’objets » et des « rituels de vérité ».

Quant à la présence de Beccaria, on la retrouve une dernière fois, à la fin des années 1970, dans quelques pages très denses du cours de 1978-1979 consacré à la question du libéralisme et du néolibéralisme, Naissance de la biopolitique6 ; un cours dans lequel la pensée de Beccaria est rapprochée, mais aussi distinguée, des théories pénales néolibérales américaines de la seconde moitié du xxe siècle, en particulier celle de Gary Becker (1930-2014). Par la suite, Beccaria disparaît dans le dernier Foucault, celui du « pouvoir pastoral », mais aussi du « souci de soi », lorsque le philosophe entreprend sa vaste enquête à travers la culture antique et chrétienne, aux origines de la gouvernementalité contemporaine. Ce déplacement vers une histoire des « modes de subjectivation » l’amènera à réinscrire l’ensemble de son travail dans le cadre de ce qui lui apparaît alors comme le problème central de sa réflexion : la question du sujet et de la vérité, celle des « jeux de vérité » et des « régimes de véridiction ». Le dernier Foucault n’opère pas un retour au sujet, après en avoir ruiné la souveraineté, mais bien un travail sur les processus de subjectivation, une vaste entreprise de généalogie de la subjectivité occidentale. Celle-ci ne prend pas la forme d’une métaphysique de la vérité, mais celle d’une archéologie de la manière dont le vrai et le faux, la vérité et l’erreur, rentrent en rapport et se définissent mutuellement : elle prend la forme d’une généalogie des « processus par lesquels le sujet existe avec ses différents obstacles et problèmes et à travers des formes qui sont loin d’être terminées »7.

Cependant ne disparaît pas, loin de là, la question du pénal, qui constituera un objet de réflexion pour le philosophe jusqu’à la fin de sa vie, comme en témoigne le cours de Louvain, de 1981, publié lui aussi récemment8. Foucault sera alors amené à réinscrire cette question à l’intérieur de celle de la constitution du sujet occidental. C’est à la lumière de ses nouvelles problématisations qu’il affirmera, en 1984, avoir « cherché à analyser comment des domaines comme ceux de la folie, de la sexualité, de la délinquance peuvent rentrer dans un certain jeu de la vérité, et comment d’autre part, à travers cette insertion de la pratique humaine, du comportement, dans le jeu de la vérité, le sujet lui-même se trouve affecté »9. Dans cette histoire des « véridictions » et des « régimes de vérité », la pénalité constituera un des domaines de l’analyse historique de la formation du sujet lui-même, et d’un certain type de savoir sur l’homme. Parmi les pratiques judiciaires, la question de « l’aveu » apparaîtra désormais comme centrale. Dans Mal faire, dire vrai. Fonction de l’aveu en justice, l’enquête portera ainsi sur la place du « dire vrai » dans les pratiques judiciaires. De sorte que si l’on ne trouve plus de référence explicite à Beccaria dans la production du dernier Foucault, on peut néanmoins affirmer que celui-ci n’a pas cessé, jusqu’à sa mort, de revenir sur la question de la pénalité et de la justice. Plusieurs interviews des années 1980 témoignent du reste, comme on le verra, de cet intérêt jamais abandonné de la part du professeur au Collège de France qui, dans les tout derniers temps de son existence, avait, semble-t-il le projet de fonder à Paris un institut d’études du droit pénal.

Présence de Beccaria

Si Beccaria intéresse Foucault, au cours des années 1970, c’est parce que, quelques années seulement avant la « naissance de la prison » (tel est, comme on le sait, le sous-titre de Surveiller et punir ), il n’est pas à l’origine de la prison10. Le moment Beccaria est celui d’un passage : le passage d’une époque fondée sur un « “surpouvoir” monarchique » à une époque où il s’agira de punir de façon plus « économique». Pour être bien compris, l’humanitarisme beccarien doit être situé dans l’horizon de ce que Foucault appelle une « punition généralisée ». Ce qui prend forme à travers Beccaria c’est certes un respect nouveau pour l’humanité des condamnés, mais c’est aussi une tendance vers une justice plus déliée et plus fine, qui permettra un quadrillage plus serré du corps social. Ce quadrillage est celui du panoptisme – selon le principe inventé par Jeremy Bentham (1748-1832) dans les années 1780 –, celui de la société de surveillance, et de sécurité, qui est pour bonne part encore la nôtre. Le panoptisme représente en effet, pour le Foucault des années 1970, le principe général d’une « anatomie politique » dont l’objet et la fin ne sont pas les rapports de souveraineté mais les relations de « discipline ». Quant à la prison, elle est une « forme sociale », la forme selon laquelle le pouvoir s’exerce à l’intérieur d’une société. C’est à travers la prison que le pouvoir ne se manifestera plus par la violence de sa céré-monie et de ses supplices, mais à travers l’habitude et la discipline. Il se manifestera également à travers la production, au xixe siècle, d’un « discours normalisant », celui des sciences humaines – de la criminologie à la sociologie, de la psychologie et à la psychiatrie –, dans lesquelles « l’homme » est devenu un objet de savoir.

La singularité du moment Beccaria est de se situer dans un entre-deux : celui du passage d’une société du spectacle, qui était celle de l’Ancien Régime – où le pouvoir se manifestait par les signes de son éclat –, à une société de surveillance où le pouvoir devient invisible, mais individualise les sujets et les corps sur lesquels il s’exerce. Et le panoptisme est le système par excellence d’un pouvoir disciplinaire qui, à l’inverse de l’ancien pouvoir qui aspirait à se rendre visible par « l’éclat » du supplice, s’exerce, quant à lui, en se rendant invisible, et en imposant en revanche à ceux qu’il soumet un principe de visibilité obligatoire. Ce passage est, en d’autres termes, celui de ce que Foucault appelle une société de « mar-quage », où le pouvoir imprimait sa marque sur les corps, à une société « enfermante ». C’est aussi celui d’une société dans laquelle «l’enquête» – conçue comme «moyen de constater ou de restituer les faits, les événements, les actes, les propriétés, les droits »11  – avait été la matrice des sciences de la nature de l’âge classique, à une société où « l’examen » constitue désormais la matrice des sciences de l’homme.

Dans le système pénal à proprement parler, ordonné désormais davantage autour de la norme que de la loi, ceci se traduira – sans que nous puissions ici déve-lopper – par la tendance de plus en plus marquée à « individualiser » l’auteur d’un acte, en cessant de ne considérer que la nature juridique, la qualification pénale de l’acte lui-même. Et la pénalité n’aura pas tant, ou pas seulement, pour fonction d’être une réponse à une infraction, mais elle aura pour fonction de corriger les individus au niveau de leurs comportements, de leurs « virtualités ». Quant à la « douceur des peines », un des principes fondamentaux de la philosophie pénale de Beccaria, c’est en réalité aussi, ou surtout, l’excès qui n’est plus nécessaire lorsque l’on passe du vieux principe « prélèvement-violence », qui régissait l’économie et le spectacle du pouvoir à l’âge classique, au régime des disciplines, avec leur nouveau principe: «douceur-production-profit»12. La douceur des peines permet, dans l’optique de Foucault, non pas tant de moins punir que de punir mieux, de punir avec une sévérité atténuée mais avec davantage d’univer-salité et de nécessité. C’est alors, comme l’écrit Foucault dans Surveiller et punir , que l’« on substituera à des peines qui n’avaient pas honte d’être “atroces” des châtiments qui revendiqueront l’honneur d’être “humains”»13. L’« énigmatique douceur » permet d’insérer le pouvoir de punir plus profondément dans le corps social, et d’assurer le passage d’un pouvoir lacunaire et global à un pouvoir continu, « atomique » et individualisant. Elle constitue le principe cardinal d’une nouvelle société, qui – bien que différente de la précédente – reste une « société punitive ».

Quoi qu’il en soit de cette nouvelle rationalité – une rationalité libérale, qui est indéniablement à l’œuvre chez Beccaria –, Foucault estime que « notre société est beaucoup plus benthamienne que beccarienne »14. C’est-à-dire que Beccaria n’est pas le père du panoptisme, et que c’est Bentham, et non Beccaria, qui a défini, et programmé, les formes du pouvoir dans lesquelles nous vivons. Le philosophe et juriste italien n’est pas non plus le père de la prison, cette nouvelle, et « austère », institution à travers laquelle, dans la nouvelle « orthopédie sociale » du xixe siècle, est censée s’opérer la correction, la guérison, voire la rédemption, du délinquant. Chez Beccaria, la peine n’apparaît en effet nullement comme la condition d’une transformation psychologique et morale du délinquant. Dans sa conception de la peine, celle-ci a une valeur exclusivement préventive et exemplaire. La théorie de Beccaria est essentiellement, selon les termes de Foucault, une théorie légaliste, proprement sociale, « presque collectiviste ». L’auteur des Délits subordonne en effet le fait de punir, la possibilité même de punir, à l’existence d’une loi explicite, et à la constatation explicite d’une infraction à cette loi. Il s’agit là d’un « légalisme strict », si strict d’ailleurs que Beccaria en arrive à affirmer, dans un célèbre passage « inactuel » des Délits :

Dans chaque délit un syllogisme parfait doit être fait par le juge : la majeure doit être la loi générale, la mineure l’action conforme ou non à la loi, la conséquence étant la liberté ou la peine. Quand le juge est obligé de faire, ou veut faire, ne serait-ce que deux syllo-gismes, c’est la porte ouverte à l’incertitude.

Et Beccaria d’ajouter : « Il n’y a rien de plus dangereux que cet axiome commun d’après lequel il faut consulter l’esprit de la loi »15.

Cette conception n’est, en tout cas, pas celle du panoptisme, où la surveillance des individus s’exerce au niveau non seulement de ce que l’on fait mais aussi de ce que l’on peut faire, voire de ce que l’on « est ». Ainsi, l’emprisonnement, lorsqu’il est évoqué dans les Délits , n’est pas pensé comme une peine, à proprement parler, mais uniquement comme une mesure de prévention à l’égard d’un suspect16. Ceci est du reste conforme à l’époque, lorsque la prison n’est pas considérée à proprement parler comme une peine. La prison existait certes, au xviiie siècle, par exemple à travers la pratique des « lettres de cachet », étudiée par Arlette Farge et Michel Foucault17, qui prévoyait un enfermement de la personne jusqu’à ce que celui qui avait demandé l’emprisonnement estime que celle-ci était « corrigée ». Mais la prison est avant tout, dans l’Ancien Régime, un lieu où « s’assurer » d’un individu. Elle n’est nullement utilisée comme forme générale de punition, mais elle constitue seulement le châtiment spécifique de certains délits, ou la condition pour que certaines peines puissent être exécutées18. Loin de penser la prison comme un mécanisme de correction du délinquant, Beccaria et les réformateurs ont, pour leur part, cherché à définir la notion de crime, et la nécessité de la punition, à partir du seul intérêt de la société, dans le cadre d’une pensée qui est éminemment utilitaire, utilitariste. Se met en œuvre, chez Beccaria, toute une « mécanique de l’intérêt », une mathématisation de la psychologie sociale, qui consiste à faire en sorte que la représentation de la peine et de ses désavantages soit plus vive que celle du crime et de ses « plaisirs ». Il ne s’agit pas tant de viser l’offense passée que le désordre futur, tant il est vrai que, comme l’affirme l’auteur des Délits : « Est-ce que les cris d’un malheureux arrachent au temps qui ne revient pas les actions déjà accomplies »19

Pour Beccaria et les réformateurs, le but de la peine est donc surtout, voire uniquement, d’empêcher le coupable de causer de nouveaux dommages à ses concitoyens et de dissuader les autres d’en causer de semblables. En vertu d’une règle que Foucault appelle celle de « l’idéa-lité maximale », trouver pour un crime le châtiment qui convient c’est trouver le désavantage dont l’idée soit telle qu’elle rende définitivement sans attrait l’idée d’un méfait. L’homo pœnalis devenant un homo œconomicus – avant de devenir, au xixe siècle, un homo criminalis , à travers la figure de « l’homme délinquant » –, il s’agit désormais, à l’époque du libéralisme des xviiie et xixe siècles, d’établir une nouvelle économie de la peine, fondée sur la proportion entre les délits et les peines, afin de punir « exactement ». C’est ce que Foucault appelle la règle de la « quantité minimale ». Si bien que, chez Beccaria, la justice est définie, de façon « relativiste », comme un rapport, une proportion. Pour l’auteur des Délits , la justice n’est qu’« une simple manière de concevoir qu’ont les hommes, manière qui influe infiniment sur le bonheur de chacun »20. Dans le cadre du contractualisme beccarien – qui est un contractualisme faible, un contractualisme très libéral, soucieux de conserver aux individus le plus de libertés possibles –, la peine assure la défense de la société, mais si elle dépasse la « mesure », elle devient abus de pouvoir : « Tout ce qu’il y a en plus est abus et non justice, est fait mais non pas droit », écrit ainsi Beccaria21. Ce que vise l’auteur des Délits , ce n’est donc pas la symétrie de la vengeance, mais plutôt, en vertu d’une « mimétique pénale » (Audegean), la transparence du signe à ce qu’il signifie. Cette conception de la peine amène du reste le philosophe italien à en rester à une conception de la peine comme talion. Ou plutôt, Beccaria conçoit la peine de façon « analogique » :

Un autre principe sert admirablement à resserrer toujours plus le lien important entre le méfait et la peine, c’est que celle-ci soit conforme autant que possible à la nature du délit. Cette analogie facilite admirablement le contraste qui doit exister entre ce qui pousse au délit et la répercussion de la peine, qui devrait éloigner les esprits du chemin du délit, et les conduire vers un but opposé à celui vers lequel cherche à les entraîner la séduisante idée de l’infraction de la loi22.

Il n’est ainsi pas surprenant de constater, à la lecture des Délits , que Beccaria conserve une bonne partie de l’arsenal punitif en vigueur à son époque, à l’exception fondamentale de la peine de mort. Les peines pécuniaires, les peines corporelles et les peines infamantes restent conçues selon une logique fondée sur l’analogie.

L’optique de Beccaria n’est donc, encore une fois, réso-lument pas celle de la prison, dont le développement si complet, si « total », est postérieur au moment Beccaria. Comme l’affirme Foucault en 1975 à un journal italien :

Au début je croyais que c’était entièrement la faute de Beccaria, des réformateurs, des Lumières en somme. Puis en y regardant de plus près, je me suis rendu compte qu’il n’en était rien. Les réformateurs, et en particulier Beccaria, qui se dressaient contre la torture et les excès punitifs du despotisme monarchique, ne proposaient absolument pas comme alternative la prison. Leurs projets, ceux de Beccaria notamment, reposaient sur une nouvelle économie pénale qui tendait à ajuster les peines à la nature de chaque délit23.

Le problème de Foucault sera donc, comme il le dit en 1974 dans « La vérité et les formes juridiques », de comprendre « comment la grande leçon de Beccaria a […] pu être oubliée, reléguée et finalement étouffée par une pratique de la pénalité complètement différente, fondée sur les individus, sur leurs comportements et leurs virtualités, avec la fonction de les corriger »24 ?

Précisons à cet égard, pour clore ce premier moment consacré à l’évocation de Beccaria à travers le prisme foucaldien, que les principales explications que donne Foucault, au cours des années 1970, à propos du développement de la prison, tiennent dans le fait que celle-ci va permettre de répondre à une nouvelle configuration des illégalismes populaires propre à la société industrielle et capitaliste du xixe siècle, lorsqu’il s’agira de soumettre ces illégalismes à un contrôle plus strict et plus constant. Le « surpouvoir » monarchique, fondé sur une économie de la dépense et de l’excès, ne permettait pas de résoudre, à la fin du xviiie siècle, la crise des illégalismes populaires qui se manifestait par toute une série d’attaques à la propriété et aux biens industriels, des petits larcins qui étaient auparavant tolérés, ou impunissables du fait même de la sévérité des lois d’Ancien Régime.

En outre, dans l’analyse foucaldienne, la prison est également constitutive d’un certain mode de production indexé sur le temps. Dans une économie de type industriel, la prison introduit un mode de pénalité parallèle, ou isomorphe, à la transformation du temps de la vie en force de travail. C’est le caractère « productif » du pouvoir qui amènera Foucault à passer d’une conception de la prison comme mécanisme « simple » de répression des séditions, et plus largement des illégalités populaires, à un mécanisme de production, et de découpage, de différenciation, de ces illégalismes. Foucault comprendra ainsi la prison comme un formidable moyen de pression, et d’exploita-tion, de ces illégalismes. La prison ne lui apparaîtra plus comme un « dehors » de la société, mais en quelque sorte comme son principe de fonctionnement, un principe « intégrateur » et « producteur ». On trouve la formula-tion la plus aboutie de cette idée dans la dernière partie de Surveiller et punir , intitulée « Prison »25. C’est en particulier dans le chapitre « Illégalismes et délinquants »26que Foucault développe la thèse selon laquelle la prison est moins une manière de réprimer les illégalismes que de les découper, de les gérer, de les différencier, d’en assurer une « économie générale ». Ainsi, le rôle de la prison est aussi, dans l’analyse foucaldienne, de faire naître un « milieu » de délinquants, sans communication réelle avec le peuple, et perméable à la police (laquelle, au xviiie, commence à prendre le sens qu’elle a aujourd’hui, différent de celui, plus large, qu’elle avait aux xvie et xviie siècles).

Quant à Beccaria, il n’aurait pas vu naître, à côté et en dehors de la justice étatisée (dans les termes de laquelle il continuait de penser), des processus de « contrôle » qui constituent, selon Foucault, le véritable contenu de la nouvelle pratique pénale27. Selon l’auteur de Surveiller et punir, nous vivons en effet dans une société qui, depuis le xviiie siècle au moins, a cessé d’être juridique. Sous le « juridisme universel » de la société contemporaine, qui garantit les libertés et les droits de l’homme, une sorte de « contre-droit » a continué à fonctionner. Le panoptisme a doublé, et même totalement obscurci, la théorie stricte-ment légaliste qui est celle de Beccaria. Au rebours, dans les marges, ou même à contresens du droit, s’est mise en place une machinerie à la fois immense et minuscule. Celle-ci constitue l’autre versant – le côté obscur, en quelque sorte – du cadre juridique, égalitaire, qui est celui de la souveraineté telle qu’elle est définie dans les régimes parlementaires et représentatifs du xixe siècle. La liberté représente donc, selon une idée forte de Foucault, le cor-rélatif des dispositifs de sécurité et les disciplines sont le sous-sol des libertés formelles et juridiques ; c’est-à-dire que, dans la société disciplinaire et normalisatrice, la surveillance constitue l’envers de la démocratie.

Inquiéter la prison

Formulons à présent quelques hypothèses sur le sens à donner à l’appel, en 1971, à un « nouveau Beccaria » – une signification donnée certes a posteriori , à la lumière de l’ensemble de la réflexion de Foucault au cours des années 1970. Le prisme beccarien permet à Foucault d’interroger, au sens le plus fort du terme, la nécessité de la prison ; il lui permet d’inquiéter cette fatalité, en mon-trant son caractère récent, sa « précarité ». Plus largement encore, il permet à l’auteur de Surveiller et punir de mieux voir, comme nous le dirons bientôt, certaines « brèches », « impasses », « dérives » – pour employer les termes de Foucault – du droit de punir qui restent celles de notre époque.

Précisons néanmoins que lorsque Foucault en appelle à un « nouveau Beccaria », à un moment où le philosophe militait pourtant dans le cadre du Groupement d’information sur les prisons (GIP), il n’entendait pas être lui-même ce nouveau Beccaria dont aurait besoin notre temps. Foucault se méfiait des intellectuels « prophètes », il ne voulait pas être un intellectuel universel. Même si Foucault a collaboré avec des institutions comme la Confédération française démocratique du travail (CFDT), ou le Syndicat de la magistrature, il considère que l’intellectuel ne peut se transformer en donneur de solutions. Pour Foucault, comme il l’affirme dès 1972, « le rôle de l’intellectuel n’est plus de se placer “un peu en avant ou un peu à côté” pour dire la vérité muette de tous »28. « Foucault nous a appris l’indignité de parler pour les autres », selon le joli mot de Deleuze. Tout au long de l’iti-néraire du philosophe, on retrouve du reste la réticence face à l’injonction, ou au piège, tendu par les hommes politiques aux intellectuels lorsqu’ils leur demandent : « Que feriez-vous à notre place »29

Pour Foucault, le travail même de la philosophie est de nous permettre de voir non pas « l’invisible » mais le « visible ». Ce travail, comme il le dit en 1984, consiste à rendre visible ce qui n’est invisible que d’être trop à la surface des choses : il doit nous permettre de « dégager de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons »30. Mais le travail de la philosophie – une philosophie conçue comme un « journalisme radical », qui porte sur « ce présent qui est nous-mêmes », c’est-à-dire une philosophie qui doit être « entièrement politique et entièrement historienne » – n’est pas une fin en soi. Il concerne les limites qui nous sont posées, afin de faire l’épreuve de leur franchissement possible. Comme l’affirmait Michel Foucault en 1980 alors qu’il entrepre-nait le chemin vers une philosophie du « souci de soi », et du « courage de la vérité », qui est aussi une philosophie de la « déprise » de soi :

C’est de la philosophie que le mouvement […] par lequel on se détache de ce qui est acquis pour vrai et qu’on cherche d’autres règles du jeu. C’est de la philosophie que le déplacement et la transformation des cadres de la pensée, la modification des valeurs reçues et tout le travail qui se fait pour penser autrement, pour faire autre chose, pour devenir autre que ce qu’on est31.

Le travail de l’intellectuel est d’inquiéter notre présent, de le fragiliser, en provoquant une « interférence entre notre réalité et ce que nous savons de notre histoire passée », afin de rendre plus problématiques certains gestes qui semblent évidents, en révélant les modes de pensée qui les ont rendus possibles ou qui se sont formés corrélativement à eux : il doit nous permettre de « dégager de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons »32. Selon le dernier Foucault, pour lequel « il ne saurait y avoir de relations de pouvoir sans point d’insoumission »33, le travail de la philosophie consistera à déterminer les points de résistance possible qui permettront de donner forme à « l’impatience de la liberté », c’est-à-dire de saisir les points où le changement est possible, et souhaitable, et la forme précise à donner à ce changement. Ainsi, c’est bien dans la mesure où il permet, à propos de la prison, d’inquiéter notre présent que Beccaria intéresse Foucault. Et s’il l’intéresse, c’est tout autant, me semble-t-il, du fait de son actualité que de son inactualité, celle d’un auteur dont la « grande leçon » a été oubliée, reléguée, étouffée, pour reprendre les termes de Foucault évoqués auparavant.

Certes beaucoup de choses pourraient être dites aujourd’hui, deux cent cinquante ans après la publication des Délits , sur « l’actualité » de cet « utopiste des Lumières» (Porret) qu’était Beccaria: «La modernité pénale à laquelle aspire Beccaria doit être la nôtre […]. Comme si nous étions encore contemporains du “moment Beccaria” instauré en 1764 »34.  Le philosophe italien reste le nom d’une exigence encore insatisfaite. Clarté et accessibilité des lois pénales, recueillies dans un code simple et léger ; présomption d’innocence et adoucisse-ment des peines, parce que la sévérité est moins dissuasive que l’infaillibilité des lois pénales ; c’est l’impunité des crimes et non la modération des peines qui est la prin-cipale cause des délits; dépénalisation et prévention plutôt que répression : où en sommes-nous, aujourd’hui, de ces exigences énoncées il y a deux cent cinquante ans ? Reste aujourd’hui indéniable l’actualité de la pensée de celui qui a écrit, dans le chapitre des Délits intitulé « Violences » : « Il n’y a pas de liberté toutes les fois que les lois permettent qu’en certaines circonstances l’homme cesse d’être personne et devienne chose »35. L’actualité de Beccaria réside aussi, hélas, dans le maintien, dans de nombreuses parties du monde, de la peine de mort, et de la torture. Mais, en même temps, c’est une certaine inactualité de Beccaria qui permet, dans l’optique foucaldienne, de revenir sur la fatalité, de nos jours, de la prison ; une prison dont Foucault soutient que son pré-tendu échec pourrait en réalité participer de sa réussite, dans la mesure où sa « fonction » semble être celle de la fabrication d’un « milieu délinquant » (fonction à laquelle semble s’être ajoutée aujourd’hui celle de fabrique du terrorisme !).

Face à tout cela, Foucault ne propose pas une solution alternative, une solution « clés en main ». Ces solutions concrètes, pragmatiques – pour employer des termes qu’affectionnent les hommes politiques et les journa-listes –, quand on les recherche attentivement dans les Dits et écrits, on reste un peu sur sa faim. Ainsi, en 1984, Foucault semble pencher vers un développement des peines d’amende pour les petits délits, tout en sachant bien, comme il le précise, que cela aussi présentera des inconvénients. Et Foucault d’ajouter cette chose, qu’il convient de méditer :

Dès lors qu’il s’agit, à l’intérieur d’une société, d’une institution de pouvoir, tout est dangereux. Le pouvoir n’est ni bon ni mauvais en lui-même. Il est quelque chose de périlleux. En exerçant le pouvoir, ce n’est pas au mal que l’on touche, mais à une matière dangereuse, c’est-à-dire dont le mésusage est toujours possible et peut avoir des conséquences négatives plus ou moins graves36.

Pour les petits délits, Foucault ne semble pas partisan des travaux d’intérêt général où il voit une confusion entre punition et amendement. Il est aussi sceptique, en 1984, à l’égard des projets de « comités de conciliation », qui lui semblent trop proches de cette justice « populaire » dont il avait fait la critique, au tout début des années 1970, dans ses débats avec les Maos de la gauche prolétarienne. Il estimait alors que le problème n’était pas de « tordre » le bâton de la « justice bourgeoise », mais de « casser » le bâton. Mais l’essentiel n’est sans doute pas dans les solutions proposées, qui ne sauraient émerger que d’un débat public, si tant est que la nécessité d’un tel questionnement se fasse réellement jour dans nos sociétés apparemment résignées au « tout carcéral ». Le travail de Foucault tend pour sa part à interroger cette évidence, ou cette résignation ; une évidence qui semble aujourd’hui toujours évidente, lorsque l’on constate que, en 1972, d’après les chiffres donnés par Foucault, il y avait environ 30 000 détenus permanents dans les prisons françaises, là où en 2016 il y a environ 78’000 détenus permanents37.

L’angoisse de juger

Par-delà la question de la prison, il me semble – pour en arriver vers la fin, mais aussi peut-être vers l’essentiel de mon propos – qu’il y a un deuxième sens à donner à l’appel à un nouveau Beccaria, ou à un « retour » à Beccaria. Apparaît en effet souvent, dans les écrits et les entretiens de Foucault, l’idée selon laquelle on ne sait plus très bien aujourd’hui au nom de quoi l’on punit. Le piège de la pénalité postbeccarienne est, aux yeux du philosophe, le piège tendu à la justice par la prison qui, en se prétendant correctrice et guérisseuse, a pris le judiciaire au piège.

On ne peut revenir ici sur les nouveaux rapports entre punition et guérison, entre punition et médecine pénale, qui se nouent, au xixe siècle, à travers l’entrée de la psychiatrie – cette « technologie de l’anomalie », selon l’expression de Foucault – dans le pénal. Cette entrée a permis, à partir de l’apparition de ce que l’on appelle la « question intentionnelle », de donner une raison à certains crimes inexplicables, irrationnels, des crimes que la mécanique beccarienne et condillacienne des intérêts n’est pas capable de comprendre. En établissant l’appartenance essentielle de la folie au crime et du crime à la folie, cette nouvelle « technologie » – qui ne porte plus sur un acte mais sur un homme, sur une vie, qui ne s’intéresse pas tant à la responsabilité de l’infracteur qu’à la dange-rosité de « l’homme délinquant » – a permis d’analyser des crimes sans raison, sans « intérêt », dans un système où il s’agit nécessairement de comprendre le criminel pour pouvoir le juger. Revenir à Beccaria, cela signifie donc revenir à un moment où l’on ne s’était pas encore engagés dans l’impasse que constitue, selon l’auteur de Surveiller et punir, le fait que la justice soit « fascinée », pour reprendre son terme, par sa fonction thérapeutique. Fascinée aussi par son désir de connaître, sa « volonté de savoir ». Comme le rappelle maintes fois Foucault, Beccaria mais aussi Bentham n’avaient, quant à eux, pas cherché à élaborer quoi que ce soit de l’ordre de la connaissance du sujet. Soucieux de donner une mesure objective du délit, Beccaria en supprime tous les éléments subjectifs, comme c’est le cas pour la folie, dont il ne parle pas dans Des délits et des peines , alors que ces éléments subjectifs sont devenus, en revanche, très importants dans les codes postrévolutionnaires.

Notre société contemporaine est en revanche, selon Foucault, une société « avouante », une société où l’aveu reste nécessaire au jugement et à la punition. Depuis le xixe siècle est apparue la nécessité, pour pouvoir juger, que le criminel dise « qui il est ». Dans un système où l’on veut guérir, corriger, l’aveu continue en effet à être nécessaire, à de nombreux égards. On ne peut encore vraiment, aujourd’hui, juger quelqu’un qui n’a pas avoué. Non seulement parce que, dans une conception de la peine fondée sur la correction, l’aveu est le premier gage de correction, de restauration du pacte social, il est ce qui donne sens à la sanction imposée. Mais aussi parce que seul l’aveu permet de faire pleinement émerger la subjectivité du criminel, une subjectivité entretenant avec le crime une relation signifiante. C’est ainsi que la psychiatrie – à une époque où la médecine n’a plus de champ qui lui soit extérieur, et où le délinquant ne peut échapper à sa pathologie – vient remplir ce que Foucault appelle les « lacunes de l’aveu ». En somme, comme le philosophe l’affirme en 1977 dans un dialogue avec le psychanalyste Pierre Legendre et l’avocat Robert Badinter – un entretien intitulé de façon éloquente « L’angoisse de juger »38 –, notre système pénal est en quelque sorte mixte. Nous avons en apparence un système de loi qui punit le crime, mais nous avons en fait une justice qui s’innocente de punir en prétendant « trai-ter » le criminel : une justice où le verdict est une sorte de « décision transactionnelle » entre un code archaïque et un « savoir injustifié »39.

À propos de cette difficulté, de cette angoisse de juger, citons ces propos de Foucault en 1976, un an avant l’entretien avec Badinter que nous venons d’évoquer :

Qu’il faille punir un crime, ça nous est très familier, très proche, très nécessaire, et en même temps quelque chose d’obscur nous fait douter. Regardez le lâche soulagement de tous […] lorsque arrive ce personnage béni par la loi et la vérité qui vient dire « Mais non, grâce à moi médecin ou psychiatre, ou psychologue, vous allez le réadapter, le guérir. » « Eh bien donc, au trou », disent les juges à l’inculpé. Et ils se lèvent ravis, ils sont innocentés40.

Ce sont là des propos qui font écho, d’une certaine façon, à ceux de Beccaria : « Quel contraste plus cruel que celui de la nonchalance d’un juge et des angoisses d’un coupable ? D’un côté les aises et les plaisirs d’un magistrat insensible, et de l’autre les larmes et la désolation d’un prisonnier41 ? » Quant à Foucault, son dernier mot, dans l’entretien avec Legendre et Badinter, consistait à dire ceci, qu’il convient, là encore, de méditer : « Je crois qu’il est dangereux de laisser les juges continuer à juger seuls en se libérant de leur angoisse et en leur évitant de se demander au nom de quoi ils jugent. ». Et à propos de la valeur nécessaire de l’inquiétude, Foucault ajou-tait : « Qu’ils s’inquiètent comme nous nous inquiétons d’en rencontrer parfois de si peu inquiets ! La crise de la fonction de justice vient juste de s’ouvrir. Ne la refermons pas trop vite »42

Il est difficile de dire, trente ans après ces analyses, si la crise de la justice est encore ouverte, ou si elle est déjà refermée, trop vite refermée. Face aux dilemmes de la justice contemporaine, Foucault ne propose, encore une fois, pas de solutions clés en main. À propos d’une nécessaire réforme de la justice pénale, il affirmait en 1981, au moment de l’arrivée en France de la gauche au pouvoir :

Pour l’instant, il faut éviter les dérapages. Vers le juridique pur : la sanction aveugle (les tribunaux reprenant le modèle suggéré par l’autodéfense). Vers l’anthropologique pur : la sanction indétermi-née (l’administration, le médecin, le psychologue décidant, à leur gré, de la fin de la peine43).

En 1984, dans un de ses tout derniers entretiens consacrés à la question de la justice, intitulé « Qu’appelle-t-on punir ? », Foucault précisait sa pensée, une pensée très mesurée, et peut-être même de plus en plus mesurée. Il résumait, une dernière fois je crois, ce qui lui appa-raissait comme l’impasse du droit pénal contemporain, postbeccarien :

Dans nos sociétés contemporaines, on ne sait plus exactement ce que l’on fait quand on punit, et ce qui peut, au fond, au principe, justifier la punition ; tout se passe comme si nous pratiquions une punition en laissant valoir, sédimentées un peu les unes sur les autres, un certain nombre d’idées hétérogènes, qui relèvent d’his-toires différentes, de moments distincts, de rationalités divergentes44.

À propos des voies de sortie de ces impasses, et de leurs risques, il affirmait ceci : « Je suis méfiant vis-à-vis de ceux qui veulent revenir au système de 1810 sous pré-texte que la médecine et la psychiatrie font perdre le sens de ce qu’est la justice pénale. ». Mais il se disait également « méfiant vis-à-vis des gens qui, au fond, acceptent ce système de 1810, simplement en l’ajustant, en l’améliorant, en l’atténuant par des modulations psychiatriques et psy-chologiques ». La conclusion du philosophe – qui estimait, par ailleurs, en être arrivé à une forme d’« hyper militan-tisme pessimiste »45 – était alors la suivante :

Revenons à l’idée sérieuse d’un droit pénal qui définirait claire-ment ce qui dans une société comme la nôtre peut être considéré comme devant être puni et comme ne devant pas l’être ; revenons à la pensée même d’un système définissant les règles du jeu social46.

Cette conclusion est tout à fait beccarienne, à travers l’appel à la définition, d’abord, des règles du jeu social. C’est en tout cas celle d’un philosophe qui a toujours considéré, de façon plutôt inactuelle, que « celui qui punit n’a pas à se croire investi de la charge supplémentaire d’amende et de guérison »47.

Autor

Xavier Tabet

Université Paris 8/ EA 4385